Haïti : le rêve en jeux

Article : Haïti : le rêve en jeux
Crédit: Banque de borlette, (Deewoy1 via Wikimedia Commons)
16 juillet 2024

Haïti : le rêve en jeux

En Haïti, il existe une multitude d’établissements de jeux de loterie, communément appelés « banques de borlette ». Ces lieux incarnent un mélange fascinant de rêves et de réalités, d’espoirs et de désillusions.

Aux Gonaïves, sur la Grande rue, se dresse l’une de ces banques de loterie portant le nom évocateur de « C’est mon rêve ». Chaque jour, des hommes et des femmes y affluent, leurs poches remplies de maigres espérances, pour parier sur des chiffres souvent inspirés par leurs songes nocturnes. Dans ce pays des Grandes Antilles, où plus des trois quarts des quelques dix millions d’habitants vivent en dessous du seuil de pauvreté, gagner à la loterie représente pour beaucoup l’unique chance de sortir de la misère.

Les banques de borlette jalonnent les rues de la capitale, des villes, des bourgs. Il s’agit d’un secteur d’activité majeur qui induirait plus de 100 000 emplois directs, avec environ 35 000 banques présentes dans le pays et une offre sans cesse en progression. Ces chiffres, bien que difficiles à vérifier, sont donnés à la fois par les grands tenanciers, les membres de l’Association nationale des tenanciers de borlette (ANTB) et une récente étude sur le sujet (CEME, 2010). Il s’agirait du premier secteur employeur du pays. À titre comparatif, le nombre de fonctionnaires de l’administration publique se situerait autour de 50 000 personnes.

Le théâtre humain de la borlette

Banque de borlette, (Kitanago Wikimedia Commons)

Il existe trois catégories de banques de borlette, selon leur taille. On peut d’abord distinguer les grands tenanciers qui possèdent plus de 40 à 50 banques. Il en existe une demi-douzaine dont Lesly Center, Toto Borlette, Saint Jean, Père Éternel, Titi Loto etc. Les tenanciers d’envergure moyenne, qui possèdent de 10 à 30 banques, seraient une vingtaine tandis que les petits tenanciers ou indépendants (moins de 10 banques) entre 50 et 60. Quant aux banques non déclarées qui fleurissent jour après jour, il est bien délicat de les dénombrer.

Dans le brouhaha constant de la rue, la banque de borlette « C’est mon rêve » semble être une oasis de promesses. Les gens se pressent autour des guichets, discutant avec animation des numéros de leurs rêves de la veille. J’y ai passé de nombreuses heures, observant ce théâtre humain où chaque parieur est un acteur interprétant son propre rôle dans la quête du jackpot. Les histoires racontées par les joueurs, souvent anecdotiques et fabuleuses, sont imprégnées de superstitions et de croyances qui confèrent à ces lieux une aura presque mystique.

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Le phénomène des banques de borlette en Haïti est indissociable des rêves et des superstitions. Les parieurs consultent souvent le fameux Tchala, un livre d’interprétation des rêves, pour choisir leurs numéros, croyant fermement que leurs visions nocturnes sont des messages du destin. La tradition veut que certains rêves soient de bon augure et promettent richesse et prospérité, tandis que d’autres annoncent la malchance. C’est ainsi que les rêves se transforment en chiffres, et que ces chiffres deviennent des ponts vers l’espoir d’une vie meilleure.

Un après-midi, alors que le soleil se couchait lentement, j’ai rencontré Étienne, un homme d’une cinquantaine d’années, visage buriné par les épreuves de la vie. Il venait de gagner HTG10 000 gourdes ($76 USD ou €70 EUR), une somme qui, bien que modeste, suffisait à illuminer son regard d’une lueur d’espoir. « C’est mon rêve », disait-il, tenant son ticket gagnant avec une ferveur presque religieuse. Il a raconté comment la nuit précédente, il avait rêvé d’une rivière où nageaient des poissons dorés, et avait immédiatement su que les chiffres 3 et 8 seraient les bons. Ces chiffres avaient une signification particulière pour lui, liée à des souvenirs d’enfance et à des contes que sa grand-mère lui racontait.

Toit d’une Église (royharryman Pixabay)

La stratégie et la géomancie des joueurs

Alors que dans les jeux relevant de l’alea, « le joueur y est entièrement passif, il n’y déploie pas ses qualités ou ses dispositions » (Caillois, 1958, p. 35), on ne joue pas à la borlette sans stratégie et certains pratiquants passent un temps considérable à décrypter les signes sans nul doute existants. Yayi, un habitant de la première section de Pont Tamarin, gros joueur de son aveu et commerçant du bourg, m’a expliqué un jour : « dans ma pratique, je me suis rendu compte que les mois de janvier à septembre étaient plutôt bons alors que de septembre à janvier, c’est plutôt néfaste. Dans cette période, je ne joue que s’il y a un signe fort, dans un rêve surtout ».

Pour la plupart des joueurs interrogés, la borlette participe donc d’un rapport au monde surnaturel mais pas irrationnel, comme le confirment les témoignages rassemblés par Claude Lemoine dans son film « Tchala, l’argent des rêves » (2003) et Marie Bodin dans « Haïti : la vie en jeux » (2012). Ainsi, pour choisir les boules de borlette, plusieurs modalités sont possibles.

Il existe d’abord des numéros chanceux en soi : le 11 et le 00 sont des chiffres spéciaux, alors que le 37 n’est pas très populaire. On peut ensuite recourir à des liens cosmogoniques directs parce que les défunts connaissent le futur et parfois consentent à vous en faire part mais « en aucun cas une prémonition est-elle interprétée comme une superstition ». Ainsi, si un défunt dit, en rêve, d’aller miser sur tel numéro, « je vais aller jouer ce numéro-là, avec une conviction sans faille » disait Yayi. Point de hasard ici mais la certitude que l’Autre monde aide celui-ci. Ces liens peuvent aussi être indirects via le Tchala, guide de mise en numéros des éléments des rêves.

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Les correspondances données par le Tchala sont fascinantes et révèlent une géomancie complexe : le coq est associé au numéro 11, Dieu au 33, le sexe de l’homme au 66, un arbre véritable au 06 ou 60, la maison (kay) au 09 ou 90, le blanc au 03 ou 30, l’étranger ou la mer aux numéros 87 ou 78, la mort au 08 ou 80, et le cochon aux numéros 32 ou 23. Ces correspondances montrent à quel point le monde des rêves et des symboles est intégré dans la culture haïtienne, transformant chaque vision nocturne en un potentiel coup de chance.

On trouve diverses éditions de ce guide qui circule de main en main, dont il existe des versions produites par les grands tenanciers de borlette eux-mêmes, mais dont l’origine reste indéterminée. Parfois, le rêve et son interprétation par le Tchala sont assortis de calculs afin de tenir compte d’un maximum d’informations contenues dans le rêve et de choisir une série de numéros plutôt qu’un seul. Ces calculs peuvent faire intervenir les cycles lunaires. Le recours à un hougan (prêtre vaudou) peut également permettre d’obtenir un numéro chanceux et il semble que, dans certaines zones, les joueurs gagnent de façon inexplicablement régulière durant une période donnée, au point d’inquiéter les tenanciers de borlette.

Dans les rues d’Haiti, (Cristian Borquez Wikimedia Commons)

La borlette, un sanctuaire de l’espoir

Aujourd’hui, avec l’avènement de la nouvelle technologie, des sites internet comme celui de Lesly Center promettent une mise en ligne constante des événements et phénomènes récents. Non seulement les résultats de la borlette peuvent être consultés en temps réel par téléphone, mais désormais, les amateurs ont aussi accès à un « Service Tchala » pour obtenir les numéros à jouer via des compagnies de téléphonie.

On voit bien là le lien entre une forme de rationalité de ces pratiques et leurs enjeux économiques : c’est précisément parce que le hasard n’est qu’un fait relatif, qu’il faut « savoir s’y prendre », que l’on peut monétariser le décryptage de cette réalité martingale, de ce monde à côté du monde, de cette métagéographie. Le monde littéralement sur-naturel vient soulager le quotidien, à condition de savoir y accéder.

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À travers les années, j’ai appris que les banques de borlette ne sont pas seulement des lieux de jeu, mais aussi des sanctuaires de l’espoir. Elles symbolisent la résilience d’un peuple qui, malgré les épreuves, continue de croire en un avenir meilleur, où les rêves les plus fous peuvent devenir réalité.

Alors que je quittais Gonaïves, une pensée me traversa l’esprit : dans ce pays où les rêves sont aussi précieux que la réalité, il suffit parfois d’un ticket gagnant pour transformer une vie. Et si, comme Étienne, nous parions aussi sur nos rêves, peut-être découvrirons-nous que le véritable gain réside non pas dans l’argent, mais dans la capacité à continuer de rêver, même dans les moments les plus sombres.

La borlette C’est mon rêve est plus qu’une simple loterie ; c’est le reflet d’une humanité en quête de lumière, un témoignage de l’indomptable esprit haïtien qui, envers et contre tout, refuse d’abandonner ses rêves.

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