Le triomphe des trolls
Autrefois, l’information reposait sur la vérification des faits. Aujourd’hui, le vrai et le faux se confondent dans un flot de fake news, de moqueries et de désinformation. Ce n’est plus la vérité qui compte, mais le nombre de views et de followers. Quand une absurdité politique est prise au sérieux autant qu’un fait avéré, c’est le triomphe des trolls sur l’intelligence collective.
Il fut un temps où l’absurde était une forme d’art. Où l’on reconnaissait une bonne blague à sa chute et un bon canular à son ingénieuse exagération. Mais ce temps-là semble révolu. Désormais, l’absurde n’est plus un jeu, il est une stratégie. Une arme de destruction massive de la raison.
Nous vivons l’ère du trolling triomphant, où le canular et la calomnie ne sont plus de simples distractions, mais des outils de domination culturelle et politique. La réalité, autrefois sacrée, se tord sous les doigts agiles de milliers de trolls qui façonnent le monde à leur image : moqueur, chaotique et imprévisible.

L’empire du rire jaune
Prenez un événement quelconque—disons, une sortie de route d’un politicien sur un sujet brûlant. Ajoutez-y une surcouche d’exagération grotesque, un soupçon de désinformation, et laissez mijoter sur les réseaux sociaux pendant quelques heures. Vous obtenez une memeification instantanée, où l’ironie et la désinformation fusionnent dans un maelström jubilatoire.
Ainsi, lorsque J.D. Vance, candidat à la vice-présidence américaine, a relayé sur Facebook l’accusation selon laquelle des migrants haïtiens réinstallés à Springfield, dans l’Ohio, volaient et mangeaient les animaux domestiques des habitants – une allégation qui a ensuite été démentie –, beaucoup ont cru à une blague. Mais non. L’information, bien que fausse, s’inscrivait parfaitement dans l’air du temps, où l’absurde et le réel se confondent au point de devenir indiscernables. D’autant plus que cette rumeur a été reprise et amplifiée par Donald Trump lui-même, ajoutant ainsi une couche supplémentaire de chaos à un débat public déjà saturé de désinformation.
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D’autres exemples pullulent. Au Brésil, Jair Bolsonaro s’est illustré en affirmant que le vaccin Pfizer pouvait provoquer des mutations étranges chez les vaccinés, suggérant qu’ils pourraient se transformer en « femmes à barbe » ou en « crocodiles ». Pendant ce temps, en Tanzanie, l’ancien président John Magufuli prônait des méthodes peu orthodoxes pour lutter contre le coronavirus : il affirmait que la prière et les inhalations de vapeur à base de plantes suffisaient à guérir du virus. Allant plus loin, il a voulu démontrer l’inefficacité des tests en faisant analyser des échantillons provenant d’une papaye, d’une caille et d’une chèvre. Lorsque ces tests se sont révélés positifs, il s’en est servi pour discréditer les protocoles sanitaires et semer le doute sur la pandémie.
Le problème ? Dans cette grande fête du grotesque, il devient impossible de distinguer le vrai du faux. L’information se dissout dans l’ironie. Un fait avéré devient une opinion, et une plaisanterie devient une vérité alternative. Et lorsque tout devient une blague potentielle, plus personne ne rit vraiment.

Le troll en chef
D’aucuns diront que ce règne du trollisme a été inauguré il y a bien longtemps, avec l’émergence des premières figures politiques qui ont compris qu’il était plus efficace de provoquer que de convaincre. Pourquoi se fatiguer à défendre une idée quand il suffit d’attaquer l’idée adverse avec une pique bien sentie ?
Le trolling est une arme redoutable : il permet d’attaquer sans jamais se défendre. Si vous êtes pris en flagrant délit de mensonge, vous pouvez toujours dire que c’était une blague. Si vous insultez quelqu’un, vous pouvez prétendre que c’était du second degré. Si vous colportez une absurdité, vous pouvez clamer qu’il appartient à chacun de se faire sa propre opinion.
Cette technique a été brillamment utilisée par certaines figures politiques contemporaines, comme Donald Trump dont la communication, bien avant son entrée en politique, reposait déjà sur un mélange savamment dosé d’outrance, d’ironie et de désinformation. En 2012, alors qu’il n’était encore ni président ni candidat, il affirmait que le concept de réchauffement climatique était une invention chinoise destinée à nuire à l’économie américaine. Il a prétendu plus tard qu’il plaisantait, mais depuis des années, il n’a cessé de qualifier le changement climatique de canular. Il savait très bien ce qu’il faisait : déclencher un débat où le ridicule de son affirmation devenait sa propre protection.
Ceux qui prenaient la phrase au sérieux s’indignaient, ceux qui la prenaient pour une plaisanterie rigolaient… et pendant ce temps-là, la question du climat devenait un spectacle, au lieu d’un sujet d’action politique. La démonstration fut poussée à son paroxysme lorsqu’il prêta serment en janvier 2025 et, dans la foulée, annonça, pour un seconde fois, le retrait immédiat de son pays de l’Accord de Paris. Un geste purement symbolique pour ses partisans, une catastrophe pour ses détracteurs, mais surtout une nouvelle diversion qui détourna l’attention du fond du problème.
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Plus proche de nous, en Europe, les fake news transphobes visant Brigitte Macron illustrent parfaitement comment des rumeurs absurdes peuvent prendre une ampleur inattendue. Une théorie du complot prétendant que la Première dame de France était une femme transgenre a circulé sur les réseaux sociaux, relayée par des sphères complotistes et d’extrême droite. Cette rumeur s’est propagée dans des cercles en ligne où les fausses informations se nourrissent les unes des autres, créant un effet de bulle informationnelle. Les communautés qui adhèrent à ces récits finissent par les renforcer mutuellement, jusqu’à ce que l’absurde prenne des allures de vérité pour ceux qui veulent y croire. Deux femmes ont été condamnées pour diffamation après avoir diffusé ces accusations sans fondement.
Dans un monde où la communication est plus importante que la cohérence, le troll est une figure imbattable. Il ne cherche pas à avoir raison. Il cherche tout simplement à occuper l’espace.

Quand la vérité perd son duel
Autrefois, on se souciait des faits. Aujourd’hui, ce sont les faits qui doivent se soucier d’eux-mêmes.
Un exemple frappant : dans certaines études, des chercheurs ont découvert que des fake news se propagent six fois plus vite que les informations vérifiées (étude du MIT). La raison ? Les fausses nouvelles, souvent plus spectaculaires, plus scandaleuses, et surtout plus amusantes, attirent davantage l’attention.
Les réseaux sociaux ont exacerbé ce phénomène en récompensant les contenus les plus partagés, non les plus véridiques. Les algorithmes favorisent l’engagement, et quoi de plus engageant qu’une information scandaleuse ou absurde ?
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On se souvient de l’histoire du Pizzagate, où une rumeur absurde affirmant qu’une pizzeria de Washington abritait un réseau pédophile impliquant des politiciens de premier plan a conduit un homme armé à s’y rendre pour « enquêter ». L’histoire était fausse de bout en bout, mais cela n’a pas empêché des milliers de personnes d’y croire.
Dans cet écosystème, le troll est roi. Il n’a pas besoin d’être crédible, il lui suffit d’être divertissant. Un simple tweet peut provoquer une panique mondiale. Une fausse rumeur, bien tournée, peut influencer une élection.
Et face à cela, que reste-t-il aux journalistes, aux historiens, aux scientifiques ? Leur travail fastidieux de vérification n’a plus la cote. Il est bien plus excitant de croire que la Terre est plate, que les vaccins contiennent des puces électroniques ou que les chats dirigent secrètement le monde depuis des millénaires.
D’ailleurs, qui sommes-nous pour prétendre le contraire ? Peut-être que, dans cette ère du trolling, la vérité elle-même est devenue une forme d’arrogance.

Le grand carnaval de l’absurde
Dans ce monde nouveau, où tout est moquerie, où tout est potentiellement faux, il ne reste qu’une chose à faire : participer au grand carnaval de l’absurde.
Soyons réalistes : nous n’avons aucune chance contre les trolls. Trop nombreux, trop rapides, trop inventifs. Ils ont compris avant tout le monde que l’algorithme récompense le scandale et que l’indignation est une drogue dure.
Alors autant s’amuser un peu.
D’ici quelques années, nous aurons peut-être des ministres issus de la télé-réalité, des lois votées par sondages Twitter, et des débats parlementaires retransmis sous forme de vidéos TikTok avec des filtres de chatons. Après tout, pourquoi pas ?
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Ce n’est pas de la science-fiction. En Ukraine, un comédien est devenu président après avoir incarné un président fictif dans une série télé, avant de se transformer en chef de guerre face à l’invasion russe. Aux États-Unis, un ancien gouverneur de Californie était d’abord une star du cinéma d’action. En Italie, un mouvement politique entier a été fondé par un humoriste. En Haïti, un chanteur grivois et provocateur est devenu président, après avoir fait carrière avec des paroles parfois polémiques et irrévérencieuses.
La seule question qui reste en suspens est : à quel moment exactement avons-nous perdu la partie ? Était-ce lorsque les premiers forums en ligne ont vu naître les premiers trolls ? Était-ce lorsque les chaînes d’info en continu ont décidé que le buzz valait mieux que l’investigation ? Ou bien était-ce lorsque nous avons cessé de rire des blagues pour commencer à élire les comiques ?
Difficile à dire. Mais une chose est sûre : nous sommes maintenant à la merci du règne du rire. Pas celui qui éclaire et qui libère, mais celui qui écrase et qui égare.
Alors, à tous les trolls, les moqueurs et les faussaires du réel : bravo !
Vous avez gagné !
Mais au fait… Était-ce vraiment un concours ?
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