Le panafricanisme dans la culture haïtienne

Article : Le panafricanisme dans la culture haïtienne
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23 janvier 2014

Le panafricanisme dans la culture haïtienne

Lors de l’ouverture du sommet de l’Union Africaine qui s’est tenue du 23 au 30 janvier 2012 à Addis-Abeda en Éthiopie, les dirigeants africains ont accueilli favorablement la demande d’Haïti pour devenir membre associé à part entière de l’Organisation.

L’histoire est ce qui relie Haïti et l’Afrique. En tant que première République noire (1804), Haïti a toujours soutenu l’indépendance des pays africains, tels que la Libye, et a condamné l’invasion de l’Éthiopie par l’Italie. De plus, Haïti a adopté une position progressiste contre la guerre d’Algérie. De telles relations solides justifient l’entrée d’Haïti dans l’Union Africaine, selon le site Slateafrique.

Le Mouvement de la Négritude

De l’autre côté, les pères de la Négritude unissent leur voix pour reconnaître le rôle d’Haïti dans la renaissance du monde noir. Aimé Césaire, dans son livre « Cahier d’un retour au pays natal » publié chez Présence Africaine en 1939, décrit Haïti comme « Terre où la Négritude s’est levée pour la première fois et a déclaré croire en son humanité. » Léopold Sédar Senghor, dans son hommage au philosophe haïtien Jean Price-Mars à l’occasion de son quatre-vingtième anniversaire en 1956, le considère comme un précurseur de son mouvement :

« Me montrant les trésors de la Négritude qu’il avait découverts sur et dans la terre haïtienne, il m’apprenait à découvrir les mêmes valeurs, mais vierges et plus fortes, sur et dans la terre d’Afrique. Aujourd’hui, tous les ethnologues et écrivains nègres d’expression française doivent beaucoup à Jean Price-Mars… Singulièrement les écrivains. D’abord les Haïtiens, Roumain, Depestre et les autres, mais aussi les Antillais et les Africains : un Damas, un Césaire, un Niger, un Birago Diop, et surtout moi-même ».

La Négritude a évolué au fil du temps et des différentes formes du colonialisme, connaissant des hauts et des bas en tant que mouvement poétique, philosophique, littéraire, ou en tant que réponse idéologique à l’oppression, la discrimination et le racisme. Il convient de rappeler que la Négritude avait pour objectif d’affirmer au monde les valeurs des cultures noires.

L’Occupation Américaine

Revenons en arrière jusqu’au début du XXe siècle, avant le mouvement de la négritude. La chute du président Nord Alexis en 1908 a marqué le début d’une période d’anarchie, durant laquelle sept présidents se sont succédé en peu de temps : Antoine Simon (du 17 décembre 1908 au 2 août 1911), Cincinnatus Leconte (du 14 août 1911 au 8 août 1912), Tancrède Auguste (du 8 août 1912 au 2 mai 1913), Michel Oreste (du 4 mai 1913 au 27 janvier 1914), Oreste Zamor (du 8 février 1914 au 27 octobre 1914), Davilmar Théodore (du 7 novembre 1914 au 22 février 1915), Vilbrun Guillaume Sam (du 9 mars 1915 au 27 juillet 1915).

Cependant, le président Vilbrun Guillaume Sam et le général en chef de l’armée, Charles Oscar Étienne, ont dû faire face à une révolte populaire. Ils ont été lynchés plus tard dans les locaux de l’ambassade de France et du consulat dominicain où ils avaient trouvé refuge après avoir ordonné la veille l’exécution de 167 prisonniers politiques, dont la plupart appartenaient aux élites intellectuelles et sociales de Port-au-Prince.

Le lendemain du 27 juillet 1915, les Marines américains débarquent en Haïti sans rencontrer de résistance et prennent prétexte de l’assassinat du président et des désordres qui en ont découlé pour élire un nouveau président en environ 6 semaines. Surde Dartiguenave fut élu et signa un accord pour l’occupation américaine et un traité par lequel les États-Unis contrôlaient les douanes et avaient le pouvoir de veto sur toutes les décisions de l’État. Depuis ce moment, Haïti a été sous protectorat américain, comme c’est actuellement le cas avec la mission onusienne, et cette période d’occupation est considérée comme une période sombre dans l’histoire d’Haïti.

Pendant l’occupation américaine, la machine de propagande a présenté le vaudou, une croyance importée d’Afrique, comme un « obstacle à la civilisation » afin de renforcer le protestantisme et d’acculturer la population.

L’Indigénisme Culturel

Pendant l’occupation américaine d’Haïti qui a duré de 1915 à 1934, un mouvement littéraire majeur et symbolique est né : l’indigénisme. Ce mouvement a pris position contre l’occupation américaine et a plaidé pour le rétablissement de la souveraineté haïtienne. Le terme « indigénisme » décrit un ensemble de propositions culturelles et littéraires formulées dans les années 1920 qui continuent à susciter des débats. C’est en grande partie grâce à ce mouvement que l’identité culturelle littéraire du pays a été reconstruite, selon Yslande Bossé dans Haïti, l’île aux trésors littéraires.

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Dr. Jean Price-Mars

L’Occupation va donc se prolonger jusqu’en 1934 ; elle apportera la stabilité, un début d’infrastructure routière et urbaine, un certain développement économique, mais surtout la honte. Le mouvement des indigénistes publie pour la première fois, en juillet 1927 La Revue Indigène, avec des auteurs comme Edmond Laforest, Carl Brouard, Philippe Thoby-Marcelin, Émile Roumer, Ida Faubert, Valéry Larbaud, Lorimer Denis et Jean Price-Mars. Ce dernier (Jean Price-Mars) exerça à partir des années trente une influence capitale sur l’idéologie collective.

On y trouve également dans les pages de La Revue Indigène, quelques extraits d’écrivains français comme Georges Duhamel, Henri Brémond, Francis de Miomandre, Raymond Radiguet et Pierre Reverdy.

Le mouvement indigéniste en Haïti a été caractérisé par une spécificité particulière, selon Hérard Jadotte. Il s’adressait non pas à l’occupant colonial, mais à la minorité bourgeoise qui avait pris le pouvoir grâce à son pouvoir économique et politique (Idéologie, littérature, dépendance, p. 74).

Le leader Jean Price-Mars a invité les Haïtiens à abandonner leur imitation pour devenir des créateurs en puisant aux racines africaines de leur identité. Cette invitation a trouvé son expression dans la culture orale, telle que les contes, les traditions, les légendes et les innovations issues de l’esclavage afro-descendant. Ce panafricanisme culturel haïtien a été influencé par des intellectuels de l’avant-garde, tels qu’Anténor Firmin, auteur de « De l’égalité des races humaines », publié pour la première fois en 1885 à Paris et réfutant les thèses d’Arthur de Gobineau sur la hiérarchisation des races.

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Dr. Anténor Firmin

Les intellectuels haïtiens visaient à encourager les Afro-descendants du monde entier, y compris les mulâtres et les métis, à ne pas ignorer leur héritage africain. Ils transmettaient leurs idées à travers des magazines et des journaux en Haïti et à l’étranger. Dans son livre phare « Ainsi parla l’Oncle » (1928), le Dr Jean Price-Mars soutient que les Haïtiens ne sont pas des « Français colorés », mais des hommes nés dans des conditions historiques précises et ayant un double héritage français et africain.

L’indigénisme culturel a également été une réponse nationaliste au monopole du pouvoir politique et économique de la petite élite bourgeoise. Finalement, il s’est avéré être plus bénéfique pour le peuple haïtien que toute autre idéologie ne l’aurait été. Il est devenu un mouvement à part entière après l’occupation américaine (1915-1934). Dans les années 1930, on pourrait même le considérer comme « la marque haïtienne de la négritude », mettant l’accent sur le passé africain, la religion vaudou et la nécessité de retourner à l’héritage ancestral et aux valeurs culturelles africaines.

En référence à Price-Mars, « il est paradoxal que ce peuple ayant l’une des histoires les plus captivantes et émouvantes du monde, celle de la transplantation d’une race sur un sol étranger sous les pires conditions, ressente une gêne voire de la honte à évoquer son passé lointain. (…) Pour être véritablement nous-mêmes, nous ne devons renier aucune partie de notre héritage ancestral ».

Dans la littérature haïtienne d’aujourd’hui…

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Frankétienne et Gary Victor

Depuis les premiers jours de la littérature en Haïti jusqu’à aujourd’hui, des auteurs haïtiens continuent à raconter des histoires abordant une grande variété de thèmes liés à l’héritage africain, allant de la critique sociale à la mémoire collective. De Louis Joseph Janvier à Jean Price-Mars, en passant par Jacques Stéphen Alexis, Jacques Roumain, Marie Vieux Chauvet, Maurice Sixto, Gérard Étienne, grand poète et écrivain en exil qui mérite davantage d’attention (Essai sur la Négritude, éd. du Marais), Jean Fouchard, René Depestre et bien d’autres, tous les genres de la littérature, y compris le théâtre, la poésie et le roman, sont explorés. De la fiction speculative et complexe de Frankétienne à la littérature policière et aux récits de polar surnaturels imprégnés de mythes vaudou de Gary Victor. Le panafricanisme a toujours été mis en avant et n’a jamais été ignoré dans la culture et l’histoire haïtiennes. « Nous sommes tous Africains, nous venons d’Afrique, notre patrie ! Nou tout se nèg lafrik, nèg ginen, ti zorèy ! »

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Bibliographie 

Négritude: héritage et présente pertinence, par Isabelle Constant et Kahiudi C. Mabana
– Histoire littéraire de la Francophonie. Littérature d’haïti, L-F Hoffmann. p 151-173-177
– Fouchard J. Les Marrons de la Liberté. Port-au-Prince, Ed. H. Deschamps, 1972.
– Price-Mars J. Lettre au Dr René Piquion sur son Manuel de la négritude, Le préjugé de couleur est-il la question sociale ? Port-au-Prince, Ed. des Antilles, 1967.
– Houtart F., Rémy A. Haïti et la mondialisation de la culture, Etude des mentalités et des religions face aux réalités économiques, sociales et politiques. Paris, L’Harmattan, 2000.
– Hurbon L. Le Barbare imaginaire. Port-au-Prince, Ed. H. Deschamps, 1987.
– Janvier L. J. Les Constitutions d’Haïti (1801-1885). Paris, Marpon & Flam­marion, 1886.

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Commentaires

Osman Jérôme
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C'est une note très instructive. Je ne me rappelle pas exactement, si c'est Lorimet Denis qui a dit un jour: "Pour faire l'histoire d'Haiti, il faut être africologue".

HaitiPam
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Nous n’avons de chance d’être nous-mêmes que si nous ne répudions aucune part de l’héritage ancestral.

HaitiPam
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Nous n’avons de chance d’être nous-mêmes que si nous ne répudions aucune part de l’héritage ancestral.

Mylène
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Vraiment un article très instructif. Il est bon de rappeler certaines notions et je dois dire que j'ai aussi appris pas mal de choses. J'ai particulièrement envie de lire Price-Mars, pour commencer. Je trouve si pertinente la citation que tu as choisie. Merci.

Thélyson Orélien
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Bonjour et Merci Mylène. Bonne lecture pour Jean Price-Mars. Les principaux ouvrages de Price-Mars sont des Essais très intéressants et intelligents.

Je te cite quelques titres, avec l'endroit où ils ont été publié, espérant que cela t'aidera à mieux les repérer.

Essais:

- «La Vocation de l’élite». Port-au-Prince: Edmond Chenet, 1919; Port-au-Prince: Ateliers Fardin, 1976; Port-au Prince: Les Éditions des Presses Nationales d’Haïti, 2001.

- «Ainsi parla l’oncle (essai d’ethnographie)». Compiègne (France): Imprimerie de Compiègne, 1928; New York: Parapsychology Foundation, 1954; Montréal: Leméac, 1973, 1979; Port-au Prince: Imprimeur II, 1998;

- «Ainsi parla l’oncle suivi de Revisiter l’Oncle». Montréal: Mémoire d’encrier, 2009.

- «Une étape de l’évolution haïtienne». Port-au-Prince: Imprimerie La Presse, 1929.

- «Formation ethnique, folkore et culture du peuple haïtien». Port-au Prince: Éditions Virgile Valcin, 1939.

- «Contribution haïtienne à la lutte des Amériques pour les libertés humaines». Port-au-Prince: Imprimerie de l’État, 1942.

- «Jean Pierre Boyer Bazelais et le drame de Miragoâne: à propos d’un lot d’autographes, 1883-1884». Port-au-Prince: Imprimerie de l’État, 1948.

- «La République d’Haïti et la République Dominicaine». Port-au-Prince: s.n., 1953; Lausanne: Imprimerie Held, 1954.

- «Le bilan des études ethnologiques en Haïti et le cycle du Nègre». Port-au-Prince: Imprimerie de l’État, 1954.

- «De Saint Domingue à Haïti: Essai sur la culture, les arts et la littérature». Paris: Présence Africaine, 1959.

- «Silhouettes de nègres et de négrophiles». Paris: Présence Africaine, 1960.

- «Vilbrun Guillaume-Sam: ce méconnu». Port-au-Prince: Imprimerie de l’État, 1961.

- «(Ébauches, 2e série) De la préhistoire d’Afrique à l’histoire d’Haïti». Port-au-Prince: Imprimerie de l’État, 1962.

- «Lettre Ouverte au Dr. René Piquion, directeur de l’Ecole normale supérieure, sur son manuel de la négritude». Port-au Prince: Éditions des Antilles, 1967.

- «Joseph Anténor Firmin». Port-au-Prince: Imprimerie du Séminaire Adventiste, 1978 (posthume).

Amitiés !

Lozier
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Dans cette même perspective, cela perdure avec un groupe d'étudiant haïtien au Sénégal qui avait lancé récemment une association dénommée: Pont Aéro Cybernétique pour la Reconstruction d'Haïti et de la Promotion du Panafricanisme (PACRHEPP) basée à Dakar dans le but principal de relier le contient Africain et Haïti de part de certains points communs comme la culture, les traditions et mœurs etc.. L'idée c'est de vouloir regrouper tous les haïtiens qui sont sur le continent africain et les amis africain d'Haïti.

Thélyson Orélien
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Je salue cette noble initiative.
Et je vous suis de très près.
Écrivez-moi. [parchipel@yahoo.ca]

Princess
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C'est tres educatif. Well done Thelyson.

Princess
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MARCUS GARVEY: ''Africa for the Africans... at home and abroad!''